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Souverains des Tourbières

[…]

« À peine les ont-ils déposés sur les planches,

Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !

L’un agace son bec avec un brûle-gueule,

L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait ! »

[…]

Spleen et Idéal, II : « L’albatros », Les Fleurs du Mal

Ainsi écrivait le jeune Baudelaire, en 1841, lors de son voyage en mer vers l’île Bourbon. « Maladroit(s) », « honteux », « comique » et « laid ». L’Albatros n’était certainement pas à son avantage, pris lâchement par ces pitoyables et malfaisants humains, sur le pont d’un bateau. S’il avait vu ces « rois de l’azur » atterrir dans leur royaume, peut-être que Charles n’aurait pas choisi l’Albatros comme allégorie de la déchéance de certains poètes, incompris par leurs contemporains. Si ces êtres ailés règnent dans l’azur, ils n’en sont pas moins majestueux sur terre. Mais encore faut-il, sensible à cette grâce, avoir le privilège de le contempler de ses propres yeux.

Cette fois, nous laissons les colonies d’Entrecasteaux et leurs Becs Jaunes de côté pour une autre destination. Direction le mystérieux Plateau des Tourbières et ses hôtes gigantesques. Nous l’avions côtoyé en longeant les crêtes lors de notre périple Entrecastien, rêvant secrètement d’y (re)mettre les pieds…


Cabane en bordure du cratère Antonelli - 19 Janvier 2018 - Y. BERTRAND

Cabane en bordure du cratère Antonelli - 19 Janvier 2018 - Y. BERTRAND


Après une nuit sereine passée dans le calme de la cabane « Antonelli » - petite bulle familière avec ses aspects de refuge Alpin, en surplomb d’une forêt de conifères introduits – on attaque l’ascension jusqu’aux « touques ». Les touques, en taafien, ce sont ces espèces de gros bidons plastiques étanches sauvant d’une noyade certaine nos effets précieux lors des ballades en canoë. Ici, ça sert… un peu pour tout (et n’importe quoi). On y range des vivres et du matériel, on y protège des affaires, on fabrique des radeaux… mais disserter sur l’utilisation australe des touques n’est pas l’objet de cet article. Ici, ça sert à stocker du matériel utile à la manip sur le Plateau des Tourbières. C’est le point de repère à partir duquel on s’équipe « biosécu » avant d’entrer dans ledit Plateau. Quelques centaines de mètres plus loin, on chausse ses raquettes – végétation hygrophile de tourbières extrêmement fragile oblige ! – et c’est parti pour une bonne journée de crapahutage à courir après des oiseaux. Enfin, façon de parler. Chaque session se déroule un peu de la même manière, s’étalant sur un ou deux jours selon le travail à effectuer. Mais, à l’instar d’Entrecasteaux, chaque passage y est unique et magique.


Vue sur le cratère Vulcain depuis l'entrée Nord du Plateau - 06 Septembre 2018 - Y. BERTRAND

Vue sur le cratère Vulcain depuis l'entrée Nord du Plateau - 06 Septembre 2018 - Y. BERTRAND


Au cœur de ces « manips PDT » : le suivi à long terme de l’Albatros d’Amsterdam (Diomedea amsterdamensis), seule espèce animale endémique de l’île Amsterdam. Morphologiquement différent de l’Albatros à Bec Jaune ou de l’Albatros Fuligineux, respectivement des genres Thalassarche et Phoebetria, il fait partie des plus grands Albatros au monde (et donc des plus grands oiseaux marins), atteignant jusqu’à 3,40 mètres d’envergure ! Croyez bien que l’on n’en mène pas large à côté. En danger critique d’extinction, sa population avait quasiment disparu, phénomène notamment expliqué par la pêche à la palangre et les changements climatiques. Grâce au suivi permanent du programme IPEV n°109, on dénombre actuellement une trentaine de couples reproducteurs en année « creuse », et jusqu’à une cinquantaine en année « pleine ». Même si sa population a recommencé à croître légèrement, l’Albatros d’Amsterdam demeure une des espèces les plus fragiles au monde, dont la conservation est ici au centre des préoccupations actuelles. D’importants fonds ont d’ailleurs été débloqués afin de poursuivre les recherches quant à l’aire sur laquelle se dispersent les individus à travers le monde. Dans sa vie, un Albatros peut parcourir jusqu’à plusieurs fois la surface du globe… de quoi nous remettre à notre place !


Le souverain des Tourbières - Photo proposée au concours Ménigoute - 30 Mai 2018 - C. TANTON

Le souverain des Tourbières - Photo proposée au concours Ménigoute - 30 Mai 2018 - C. TANTON


Les « Albas d’Ams », comme on les appelle communément ici (ou « gros dindons », accessoirement), nichent à même le sol, répartis sur toute la zone du Plateau des Tourbières. Notre Ornitho y effectue ainsi plusieurs passages dans l’année pour localiser les différents nids, contrôler les individus reproducteurs, puis suivre les poussins dans leur évolution avant l’envol. De quoi nous offrir quelques entrées, à nous « manipeurs de l’extrême », dans un autre monde plein de merveilles ! Le Plateau des Tourbières, sorte d’alcôve amstellodamoise entre le mont Fernand, le mont de la Dives et le cratère Vulcain, nous offre un paysage assez unique sur l’île. A la fois austères et attrayantes, ces contrées aux allures préhistoriques créent une ambiance perturbante. Même par mauvais temps – et c’est souvent le cas – parcourir le Plateau est un vrai régal, la brume créant de façon inévitable une atmosphère lugubrement plaisante…


Mont Fernand vu depuis le cœur du Plateau - 06 Septembre 2018 - Y. BERTRAND

Mont Fernand vu depuis le cœur du Plateau - 06 Septembre 2018 - Y. BERTRAND

Les générations se succèdent - Poussin (à droite) bientôt à l'envol - 09 Janvier 2018 - Y. BERTRAND

Les générations se succèdent - Poussin (à droite) bientôt à l'envol - 09 Janvier 2018 - Y. BERTRAND


Chaque passage est pondéré par des merveilles ornithologiques. En janvier, lors de la première session, on fait connaissance avec les poussins de la fournée précédente, se préparant bientôt à l’envol. A quelques restes de duvet près, ils ressemblent déjà de plus en plus à leurs parents. Surviennent ensuite les manips « Rambo Plateau » dixit notre Ornitho, où l’on furète un peu partout de façon intensive à la recherche des premiers nouveaux nids. Plus de poussin, quasiment pas d’adultes à terre, mais certains s’en donnent à cœur joie dans le ciel. Le bruit du vent dans leurs ailes à l’approche de nos têtes nous fait frémir de bonheur. Ces géants ailés semblent nous accepter, en fait, nous les intriguons. Puis, c’est la période des parades, suivie des premières pontes (ces Albatros pondent un œuf tous les deux ans). Devant les couples en parade au sol, on reste sans voix. Rien n’est comparable à cette grâce. Quel privilège de pouvoir assister à ce spectacle ! Les Albas d’Ams, ayant une longévité pouvant atteindre plus de 60 ans, restent d’ailleurs très fidèles à leur partenaire au cours de leur vie. De quoi rajouter de la sensualité à ces captivantes parades. Après une période de couvaison éprouvante pour les couples – il se relayent à tour de rôle pour aller faire le plein d’énergie en mer, gare aux Skuas avides d’œufs frais qui guettent ! – vient la période d’éclosion et des premiers poussins. Notons que la notion de poussin est assez abstraite en terme d’Albatros d’Amsterdam, quand on constate qu’ils font déjà la taille de 4 grosses poules réunies... Faire connaissance avec les premiers nés de l’année constitue un peu la cerise sur le gâteau après plusieurs sessions sur le Plateau, à le traverser en long, en large et en travers pour contrôler tous les nids. Quelque part entre le caniche et le mouton, les poussins juste nés n’ont pas toujours fière allure à côté de leurs majestueux parents. On retient forcément quelques rires quand on les voit pour la première fois, mais petit, enfin gros, poussin deviendra bien vite grand et gracieux. Ils s’entraînent d’ailleurs déjà à faire « comme papa et maman » en dégourdissant leurs ailes duveteuses, bien qu’ils ne puissent encore s’en servir.


Test aérodynamique avant le premier envol - 09 Janvier 2018 - Y. BERTRAND

Test aérodynamique avant le premier envol - 09 Janvier 2018 - Y. BERTRAND

Nouveau plumage pas encore tout à fait au point... - 09 Janvier 2018 - Y. BERTRAND

Nouveau plumage pas encore tout à fait au point... - 09 Janvier 2018 - Y. BERTRAND

Tableau automnal - 09 Janvier 2018 - Y. BERTRAND

Tableau automnal - 09 Janvier 2018 - Y. BERTRAND

Airbus amstellodamois - 09 Janvier 2018 - Y. BERTRAND

Airbus amstellodamois - 09 Janvier 2018 - Y. BERTRAND

Complicité - 30 Mai 2018 - C. TANTON

Complicité - 30 Mai 2018 - C. TANTON

Maman veille au grain - Prise juste avant nourrissage - 06 Septembre 2018 - Y. BERTRAND

Maman veille au grain - Prise juste avant nourrissage - 06 Septembre 2018 - Y. BERTRAND

Courage et patience pendant l'absence des parents - 06 Septembre 2018 - Y. BERTRAND

Courage et patience pendant l'absence des parents - 06 Septembre 2018 - Y. BERTRAND

Roi de l'azure en devenir - 06 Septembre 2018 - Y. BERTRAND

Roi de l'azur en devenir - 06 Septembre 2018 - Y. BERTRAND


Après un an d’hivernage, nous avons quasiment pu observer un cycle complet chez ces magnifiques créatures. Encore une fois, on se sent bien peu de chose à côté de ces seigneurs des Australes qui en ont vu déjà mille fois plus que nous à travers toute la surface du globe. Si l’Albatros pouvait parler, il en aurait des choses à nous raconter.


Si tant est qu’il soit possible de hiérarchiser les expériences sur cette île où tout est synonyme d’émerveillement, les manips Albatros d’Amsterdam au Plateau des Tourbières constituent probablement un des moments les plus forts de mon hivernage.

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